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Les montagnes de feu
Sur les terres du Sud, là où les volcans ne cessent jamais de cracher leurs matières enflammées, la grande tribu des porcs-épics était rassemblée pour un événement grandiose. Ces hommes, ces femmes et ces enfants avaient traversé des plaines de lave fumante et des contrées de cendre pour venir rencontrer l’élu. Leurs armures et leurs armes, essentiellement constituées d’ossements de reptiles gigantesques, avaient été nettoyées et polies pour l’occasion. En suivant les indications très précises des différents chamans de leurs clans, ils s’étaient couvert le corps de peintures de guerre et de signes cabalistiques aux formes étranges. Plusieurs anciens avaient des tatouages sur le visage, ce qui les rendait effrayants à voir. Au rythme incessant des tambours qui battaient la mesure depuis au moins une lune, les femmes se relayaient devant le grand feu pour danser, souvent jusqu’à épuisement. Contrairement aux autres habitants de ce continent qui vouaient un culte presque absolu au dieu Vulcain, le sang brûlant de la terre, les femmes de la tribu des porcs-épics ne dansaient pas pour les dieux. Elles rendaient hommage aux Ungambikulas.
Selon la mythologie des clans nomades des porcs-épics, au début des temps, l’obscurité recouvrait le monde, et leurs ancêtres ainsi que les astres dormaient dans les profondeurs de la Terre. Durant cette période appelée le « Temps des rêves », la vie était en gestation sous les montagnes. Un beau jour, les ancêtres s’étaient éveillés et étaient sortis de terre à travers une première coulée de lave qui, elle, était bientôt devenue le soleil dans le ciel. Les ancêtres, mi-animaux, mi-plantes, avaient évolué pendant de longues années avant l’arrivée des Ungambikulas, splendides créatures lumineuses ailées, qui avaient trouvé que les humains avaient bien piètre allure. En effet, ces derniers étaient à moitié achevés, car ils avaient des corps ou des membres de bêtes, des excroissances sur la tête, qui étaient en fait des branches, ou encore de longues racines qui faisaient office de cheveux. Les Ungambikulas avaient décidé de séparer, avec de longs couteaux à lame de pierre, les caractéristiques humaines, animales et végétales de chacun des corps, et ce, afin de former trois classes bien distinctes. On appelait aujourd’hui Kalliah Blash, qui signifie « la dame blanche », la plus sage des Ungambikulas.
Pour les membres de la tribu des porcs-épics, les dieux étaient depuis toujours les ennemis des humains, et Kalliah Blash était la seule vraie reine du monde. Les cultes pratiqués par les différentes autres tribus du continent n’avaient aucun sens à leurs yeux et c’est précisément pour cette raison qu’on leur déclarait continuellement la guerre. Les nomades porcs-épics n’avaient jamais cessé de se battre et, grâce à leurs méthodes efficaces, ils avaient la réputation d’être d’habiles guerriers. Jamais ils n’attaquaient ceux qui voulaient vivre en paix ; cependant, dès qu’une autre tribu déclenchait les hostilités, les porcs-épics ripostaient avec vigueur. À l’image de ce continent de volcans, de reptiles et de feu, ces gens avaient un caractère bouillant, mais ils savaient garder leur sang-froid lorsqu’une situation critique se présentait. Ils habitaient les terres décharnées du centre du monde, là où la végétation se faisait rare et où l’agriculture était inexistante à cause de la chaleur des volcans et de l’épaisse couche de cendre qui recouvrait le sol. Leur vaste territoire était situé également là où les nuages se faisaient nombreux, mais la pluie, rarissime. Enfin, ils habitaient au centre d’un brasier éternel, là où nul, à part eux, n’aurait pu vivre.
Heureusement, ils étaient rassemblés aujourd’hui pour une tout autre raison que la guerre. Les femmes dansaient au son des tambours battants pour célébrer l’élu que l’on avait tant attendu, car la légende leur avait enseigné qu’il viendrait pour éliminer les dieux afin que s’installe la paix dans le monde. C’est Kalliah Blash elle-même qui l’avait choisi. Il devait rétablir l’équilibre entre les forces positives et les forces négatives du monde. Le jeune garçon d’une quinzaine d’années avait des talents de combattant exceptionnels et possédait la faculté de contrôler les éléments selon ses désirs. D’ailleurs, on l’avait déjà aperçu en train de s’amuser dans la lave comme s’il avait été dans l’eau fraîche d’une rivière. Grâce à ses pouvoirs, les profondes veines d’eau remontaient en différents points à la surface du sol afin d’étancher la soif de chacun. Ses pouvoirs étaient prodigieux et son nom avait remplacé le mot « miracle » dans la langue ancienne des porcs-épics. Cet être extraordinaire, ce garçon remarquable, s’appelait Éoraki Kooc et il appartenait à la lignée des porteurs de masques.
Depuis des semaines, Éoraki se trouvait dans la grotte sacrée qui était censée mener chez les ancêtres. C’est son maître, un très grand esprit du monde des ombres, qui lui avait indiqué le chemin. À plusieurs reprises, Éoraki était entré dans la grotte, mais il en était toujours ressorti bredouille. C’est qu’il aurait dû y trouver le masque de l’éther, mais chacune de ses descentes en ce lieu sombre s’était soldée par un échec. Il avait eu beau chercher partout, regarder sous chaque pierre et dans chaque crevasse, il n’avait jamais trouvé le moindre indice de la présence de l’objet. Encore aujourd’hui, son peuple l’attendait à l’extérieur en célébrant d’avance son retour victorieux, mais Éoraki craignait de le décevoir de nouveau. C’était pour l’encourager et pour lui porter chance que les chants et les danses reprenaient de plus belle chaque fois qu’il retournait vers les ancêtres. La pression était énorme pour le jeune héros qui, vêtu de son seul pagne, mais protégé par des signes cabalistiques peints sur tout son corps, devait absolument trouver la façon d’atteindre le masque de l’éther.
Pour son jeune âge, Éoraki avait des épaules larges et un corps bien musclé qui semblait avoir été sculpté par un artiste. Sa peau brune, ses cheveux noirs coupés court et en pointes, ses yeux perçants, tout lui donnait l’allure d’un félin. À l’exemple des guerriers de son peuple, il avait les ongles longs et effilés, et portait une trentaine d’amulettes autour du cou. Ses dents, taillées en crocs saillants, contribuaient à renforcer son image de bête sauvage. Malgré son allure quelque peu menaçante, Éoraki était un garçon charmant et drôle qui ne se gênait pas pour faire le pitre devant ses amis et qui aimait jouer des tours aux adultes de la tribu. On l’appréciait aussi pour son intelligence et son grand cœur.
Après avoir inspecté le fond de la grotte une troisième fois, Éoraki posa sa torche dans une fente du roc et s’assit pour réfléchir.
« Mais où donc ce masque peut-il être ?! J’ai suivi à la lettre les indications de mon maître en descendant dans ce trou. Je ne comprends plus ce qu’il attend de moi ! »
Le guide spirituel d’Éoraki était le spectre d’un ancien chaman très puissant de la tribu des porcs-épics. Il lui avait dit : « Tu trouveras, au fond de la grotte, le passage conduisant au masque de l’éther. » Malgré ces renseignements, le jeune porteur de masques ne trouvait rien. Peut-être alors que les paroles de son maître avaient un sens caché. Si c’était le cas, il n’arrivait pas à le comprendre. Alors, il cherchait encore et toujours un trou, un recoin ou une crevasse qui lui permettrait d’atteindre son but.
« Si je remonte encore à la surface sans le masque de l’éther, le peuple sera furieux.
Ces gens croient en moi et je ne dois plus les décevoir. Je dois chercher encore et encore, retourner chaque pierre et rester ici le temps qu’il faudra. Je dois réussir ! »
Fatigué mais toujours confiant, Éoraki reprit sa fouille et suivit le long passage menant à une extrémité de la grotte. Au-dessus, le rythme des tambours faisait vibrer légèrement la paroi à travers laquelle il crut reconnaître, tel un écho lointain, les différents cris de guerre des nombreuses familles de la grande tribu. Cela lui rappela l’urgence de trouver le dernier des masques de puissance.
Une fois de plus, malgré de longues recherches, le garçon ne trouva rien. Pas le moindre signe pour lui venir en aide. Complètement découragé et sur le point de tout abandonner, il se laissa choir sur le sol et se mit à pleurer. Jamais il n’avait vécu une épreuve aussi difficile ni ressenti une pression aussi grande. Même si, dans sa culture, il était interdit à un homme de pleurer sous peine de se voir exclu du clan, Éoraki ne pouvait retenir ses larmes. Du reste, à l’égard de cette coutume, son père lui avait enseigné que seules les mauviettes affichaient ouvertement leur faiblesse en se laissant aller à pleurnicher et il lui avait maintes fois fait promettre de ne jamais le ridiculiser de cette façon. Le fils rompait aujourd’hui son serment, ce qui eut pour effet d’accentuer son chagrin et de faire ruisseler ses larmes.
Éoraki l’ignorait, mais son désespoir était en train de creuser le tunnel qui allait le mener au plus profond de son monde intérieur. Il venait de faire craquer sa carapace et il allait avoir accès à ses sentiments réels. Son maître avait dit la vérité, car c’était bien au fond de cette grotte que son élève trouverait le passage qui le conduirait vers le masque de l’éther.
***
Lorsque Éoraki sortit enfin de la grotte, les tambours, les danses et les cris de guerre s’arrêtèrent net. Un silence lourd d’espoir accueillit le jeune héros qui se dirigea jusqu’au rocher du Destin, là où siégeaient les anciens et les sages. L’air fatigué mais le torse bombé, il se tourna fièrement vers son peuple et déclara solennellement :
— J’ai trouvé ce que j’étais allé chercher.
Des cris de joie, retentissants comme un coup de tonnerre, se firent entendre de partout. Les tambours reprirent leur cadence dans les hurlements des milliers de membres de la tribu des porcs-épics. La légende était devenue réalité et le sauveur se trouvait parmi eux. Puis Éoraki Kooc leva la main pour demander le silence. Le vacarme cessa presque aussitôt.
— Écoutez-moi, tous ! Je dois maintenant vous quitter pour accomplir ma mission de porteur de masques. J’ai aussi une annonce d’une grande importance à vous faire ! Je ne suis pas le seul à posséder le pouvoir de contrôler les éléments…
Un murmure de surprise et d’incompréhension circula dans l’assistance. Les croyances anciennes parlaient d’un unique élu et non pas de plusieurs.
— Au cours de ma quête dans les profondeurs de la grotte, j’ai eu une vision révélatrice…, continua Éoraki. Une vision d’un monde où quatre continents représentent les quatre éléments naturels. Sur chacun de ces continents évolue un porteur de masques, tout comme moi. Aujourd’hui, je pars donc rejoindre les trois autres afin d’éliminer une fois pour toutes l’emprise des dieux sur notre Terre.
La foule semblait incrédule, mais demeurait silencieuse à la suite de cette étonnante révélation.
— J’ignore si nous nous retrouverons un jour…, poursuivit l’élu, mais sachez que mes pensées, à chaque instant de mon périple à venir, seront dirigées vers vous. Vous méritez de vivre en paix et je n’hésiterai pas à donner ma vie pour que s’accomplisse la prophétie.
Le souffle coupé, les membres de la tribu avaient bu ses paroles sans l’interrompre.
— Maintenant, apportez mon armure et priez TuPal de venir à moi !
Sans tarder, trois guerriers de la famille d’Éoraki le vêtirent de la tête aux pieds d’une armure faite d’ossements et de peaux de lézards géants. Ils lui tendirent ensuite son arme, une masse de bois dont le manche avait la forme d’une grosse alvéole.
Pendant ce temps, un chaman invoqua l’esprit de TuPal et, bientôt, une gigantesque chauve-souris se posa près d’Éoraki. Le porteur de masques et la bête se saluèrent d’un mouvement de la tête, puis le garçon lui tourna doucement le dos et posa un genou par terre. La créature ailée grimpa lentement sur son dos et s’agrippa à son armure, puis elle enroula sa longue queue autour de sa taille, déploya ses ailes et resta ainsi, immobile.
Éoraki se releva pour s’adresser de nouveau à son peuple. À deux pas de lui, on vit apparaître le spectre translucide de son maître. Contrairement à d’autres cultures qui considéraient les revenants comme des êtres maléfiques, les membres de la tribu des porcs-épics n’étaient nullement effrayés par les fantômes. Ceux-ci faisaient même partie de la vie quotidienne des familles qui chérissaient leur présence et honoraient avec grand soin leur mémoire. Il y avait régulièrement des apparitions dans les villages, sans que cela troublât la paix de quiconque. Sur le continent de feu, les âmes des morts demeuraient longtemps avec les vivants afin de faciliter le détachement des disparus et de les aider à se préparer à leur nouveau voyage.
Avant qu’Éoraki ne fît ses adieux à son peuple, le spectre posa une main sur son épaule et lui souffla à l’oreille :
— Trouve un garçon qui se nomme Amos Daragon. Tout comme toi, il est un grand porteur de masques. Sa sagesse est équivalente à ta force et tu devras écouter ses conseils pour accomplir ta mission. Ne crois jamais que tu pourras réussir seul la tâche de rétablir l’équilibre du monde. Toi qui agis toujours selon ton instinct, sache que tu devras calmer tes ardeurs et dominer ton impatience. Rappelle-toi que la souplesse de l’herbe est plus forte que la rigidité de l’arbre.
— Je sais, maître, soupira Éoraki, vous me l’avez déjà maintes fois répété.
— Alors, commence à mettre en pratique ce que je t’enseigne, répliqua le spectre au ton arrogant du garçon. Je te juge par tes actes, non par tes paroles !
— Désolé, maître. Vous avez raison et je prendrai garde de ne pas me laisser dominer par mes sentiments. Je vous le promets.
— Bien, répondit le fantôme, satisfait. Va maintenant. Mes pensées t’accompagnent.
Éoraki observa son peuple. Des hommes, des femmes et des enfants fiers étaient debout devant lui. Ils avaient le regard franc des âmes forgées par les souffrances des nombreuses guerres. À les voir tous ainsi, le porteur de masques ressentit une grande fierté d’appartenir à ce peuple si fort que même des années de persécution n’avaient pas réussi à abattre.
— Je vous dis adieu, mes amis ! lança finalement Éoraki avec un signe de la main. Je ferai tout pour ne pas vous décevoir !
Puis, au commandement du garçon, TuPal battit vivement des ailes afin de les soulever tous deux de terre. Toujours bien accrochée à l’armure d’Éoraki, la gigantesque chauve-souris s’éleva dans les airs et se dirigea vers le nord.
L’élu de la tribu des porcs-épics se souviendrait toujours des cris d’encouragement et de joie qui accompagnèrent son départ ce jour-là.